Rudyard Kipling
05 Mai 2013

Trois poèmes de Rudyard Kipling...

Tu seras un homme mon fils (If)

Brother Square-Toes, tiré de "Rewards and Fairies" - 1910


Traduction d'André Maurois (1918)

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot ;
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tous jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils.


Traduction de Jules Castier, 1949

« Si tu peux rester calme alors que, sur ta route,
Un chacun perd la tête, et met le blâme en toi ;
Si tu gardes confiance alors que chacun doute,
Mais sans leur en vouloir de leur manque de foi ;
Si l’attente, pour toi, ne cause pas trop grand-peine :
Si, entendant mentir, toi-même tu ne mens,
Ou si, étant haï, tu ignores la haine,
Sans avoir l’air trop bon, ni parler trop sagement ;
Si tu rêves, — sans faire des rêves ton pilastre ;
Si tu penses, — sans faire de penser toute leçon ;
Si tu sais rencontrer Triomphe ou Désastre,
Et traiter ces trompeurs de la même façon ;
Si tu peux supporter tes vérités bien nettes
Tordues par des coquins pour mieux duper les sots,
Ou voir tout ce qui fut ton but brisé en miettes,
Et te baisser, pour prendre et trier les morceaux ;
Si tu peux faire un tas de tous tes gains suprêmes
Et le risquer à pile ou face, — en un seul coup —
Et perdre — et repartir comme à tes débuts mêmes,
Sans murmurer un mot de ta perte au va-tout ;
Si tu forces ton cœur, tes nerfs, et ton jarret
À servir à tes fins malgré leur abandon,
Et que tu tiennes bon quand tout vient à l’arrêt,
Hormis la Volonté qui ordonne : « Tiens bon ! »
Si tu vas dans la foule sans orgueil à tout rompre,
Ou frayes avec les rois sans te croire un héros ;
Si l’ami ni l’ennemi ne peuvent te corrompre ;
Si tout homme, pour toi, compte, mais nul par trop ;
Si tu sais bien remplir chaque minute implacable
De soixante secondes de chemins accomplis,
À toi sera la Terre et son bien délectable,
Et, — bien heureux — tu seras un Homme, mon fils.


Version originale, 1910

If you can keep your head when all about you
Are losing theirs and blaming it on you,
If you can trust yourself when all men doubt you.
But make allowance for their doubting too ;
If you can wait and not be tired by waiting.
Or being lied about, don’t deal in lies,
Or being hated, don’t give way to hating,
And yet don’t look too good, nor talk too wise :
If you can dream -and not make dreams your master
If you can think -and not make thoughts your aim
If you can meet Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same ;
If you can bear to hear the truth you’ve spoken
Twisted by knaves to make a trap for fools.
Or watch the things you gave your life to broken,
And stoop and build’em up with worn-out tools :
If you can make one heap of all your winnings
And risk it on one turn of pitch-and-toss,
And lose, and start again at your beginnings
And never breathe a word about your loss ;
If you can force your heart and nerve and sinew
To serve your turn long after they are gone,
And so hold on when there is nothing in you
Except the Will which says to them : "Hold on !"
If you can talk with crowds and keep your virtue,
Or walk with Kings -nor lose the common touch,
If neither foes nor loving friends can hurt you,
If all men count with you, but none too much ;
If you can fill the unforgiving minute,
With sixty seconds’ worth of distance run.
Yours is the Earth and everything that’s in it,
And -which is more- you’ll be a Man, my son !


La Loge Mère, 1896

Traducteur inconnu (si quelqu'un a une référence…)

Il y avait Rundle, le chef de gare,
Beazelay, des voies et travaux,
Ackman, de l'intendance,
Donkin, de la prison,
Et Blacke, le sergent instructeur,
Qui fut deux fois notre Vénérable,
Et aussi le vieux Franjee Eduljee,
Qui tenait le magasin "Aux Denrées Européennes".
Dehors, on se disait : « Sergent !, Monsieur !, Salut !, Salaam ! »,
Dedans, c'était : « Mon Frère », et c'était très bien ainsi.
Nous nous rencontrions sur le Niveau et nous nous quittions sur l'Equerre,
Moi, j'étais Second Diacre dans ma Loge-Mère, là-bas ! 
Il y avait encore Bola Nath, le comptable,
Saül, le Juif d'Aden,
Din Mohammed, du bureau du cadastre,
Le sieur Chuckerbutty,
Amir Singh, le Sikh,
Et Castro, des ateliers de réparation,
Le Catholique romain !
Nos décors n'étaient pas riches,
Notre temple était vieux et dénudé,
Mais nous connaissions les anciens landmarks
Et les observions scrupuleusement.
Quand je jette un regard en arrière,
Cette pensée souvent me revient à l'esprit :
Au fond, il n'y a pas d'incrédules,
Si ce n'est peut-être nous-mêmes !
Car tous les mois, après la tenue,
Nous nous réunissions pour fumer
(Nous n'osions pas faire de banquets
de peur d'enfreindre la règle de caste de certains frères)
Et nous causions à cœur ouvert de religions
Et d'autres choses
Chacun de nous se rapportant
Au Dieu qu'il connaissait le mieux. L'un après l'autre, les Frères prenaient la parole
Et aucun ne s'agitait.
Jusqu’à ce que l’aurore réveille les perroquets
Et le maudit coucou shikra ; 
Comme après tant de paroles,
Nous nous en revenions à cheval,
Mahomet, Dieu et Shiva
Jouaient étrangement à cache-cache dans nos têtes.
Bien souvent depuis lors,
Mes pas errants au service du gouvernement,
Ont porté le salut fraternel
De l'Orient à l'Occident
Comme cela nous est recommandé,
De Kohel à Singapour.
Mais comme je voudrais les revoir tous
Ceux de ma Loge-Mère, là-bas !
Comme je voudrais les revoir,
Mes Frères noirs ou bruns,
Et sentir le parfum des cigares indigènes
Pendant que circule l'allumeur,
Et que le vieux limonadier
Ronfle sur le plancher de l'office,
Et me fait retrouver Parfait Maçon
Une fois encore dans ma Loge d'autrefois.
Dehors, on se disait : « Sergent !, Monsieur !, Salut !, Salaam ! »
Dedans, c'était : « Mon Frère », et c'était très bien ainsi.
Nous nous rencontrions sur le Niveau et nous nous quittions sur l'Equerre,
Moi, j'étais Second Diacre dans ma Loge-Mère, là-bas !



Version originale, 1896

THERE was Rundle, Station Master,
An' Beazeley of the Rail,
An' 'Ackman, Commissariat,
An' Donkin' o' the Jail;
An' Blake, Conductor-Sergeant,
Our Master twice was 'e,
With im that kept the Europe-shop,
Old Framjee Eduljee.
Outside - " Sergeant! Sir! Salute! Salaam!
Inside - 'Brother," an' it doesn't do no 'arm.
We met upon the Level an' we parted on the Square,
An' I was junior Deacon in my Mother-Lodge out there!
We'd Bola Nath, Accountant,
An' Saul the Aden Jew,
An' Din Mohammed, draughtsman
Of the Survey Office too;
There was Babu Chuckerbutty,
An' Amir Singh the Sikh,
An' Castro from the fittin'-sheds,
The Roman Catholick!
We 'adn't good regalia,
An' our Lodge was old an' bare,
But we knew the Ancient Landmarks,
An' we kep' 'em to a hair;
An' lookin' on it backwards
It often strikes me thus,
There ain't such things as infidels,
Excep', per'aps, it's us.
For monthly, after Labour,
We'd all sit down and smoke
(We dursn't give no banquits,
Lest a Brother's caste were broke),
An' man on man got talkin'
Religion an' the rest,
An' every man comparin'
Of the God 'e knew the best.
So man on man got talkin',
An' not a Brother stirred
Till mornin' waked the parrots
An' that dam' brain-fever-bird.
We'd say 'twas 'ighly curious,
An' we'd all ride 'ome to bed,
With Mo'ammed, God, an' Shiva
Changin' pickets in our 'ead.
Full oft on Guv'ment service
This rovin' foot 'ath pressed,
An' bore fraternal greetin's
To the Lodges east an' west,
Accordin' as commanded.
From Kohat to Singapore,
But I wish that I might see them
In my Mother-Lodge once more!
I wish that I might see them,
My Brethren black an' brown,
With the trichies smellin' pleasant
An' the hog-darn passin' down;
An' the old khansamah snorin'
On the bottle-khana floor,
Like a Master in good standing
With my Mother-Lodge once more.
Outside - Sergeant! Sir! Salute! Salaam!'
Inside- Brother," an' it doesn't do no 'arm.
We met upon the Level an' we parted on the Square,
An' I was Junior Deacon in my Mother-Lodge out there !


Le Testament de l’initié

1910

Texte controversé. Les meilleurs spécialistes remettent en cause sa paternité Kiplinienne. (Nous n'avons pas trouvé sa version originale !) Quoi qu'il en soit ce texte superbe est tellement entré dans l'imaginaire maçonnique français qu'il mérite notre attention. Tout en sachant que….

Je ne suis qu’un homme parmi les hommes. Mais j’ai répondu sous le bandeau et j’ai gravi les trois marches. J’ai vu l’étoile flamboyante, j’ai fait le signe. Je suis un maillon de la Chaîne ! La Chaîne est longue.

Elle remonte jusqu’au siècle d’Hiram, et peut-être plus loin encore. On trouve notre signe sur les pierres dans les déserts de sable sous le ciel pur de l’Orient, dans ces plaines où s’élevaient les temples colossaux, poèmes purs de la puissance et de la gloire.

On trouve notre signe sur les papyrus que l’âge a teintés d’ocre, sur les feuilles où le calame a tracé les phrases les plus belles qu’un être ait pu lire. On trouve notre signe sur les hautes cathédrales aux sommets sublimes aérés par les vents des siècles.

On trouve notre signe jusque sur les conquêtes de l’esprit qui font l’humanité meilleure, sur la partition de Mozart, sur la page de Goethe, le livre de Condorcet, les notes d’Arago.

Et pourtant, je ne suis qu’un homme parmi les hommes, un homme sans orgueil, heureux de servir à sa place, à son rang, je ne suis qu’un maillon de la Chaîne, mais je me relie à l’univers dans l’espace et dans le temps. Je ne vis qu’un instant, mais je rejoins l’Éternel. Ma foi ne saurait faire couler le sang, je ne hais point, je ne sais point haïr. Je pardonne au méchant parce qu’il est aveugle, parce qu’il porte encore le bandeau, mais je veux l’empêcher de mal faire, de détruire et de salir.

À ma place, debout et à l’ordre, j’ai travaillé de mon mieux. Dans toutes les heures de la vie, mon cœur est demeuré fidèle. Je me suis dépouillé des métaux, j’ai combattu jusqu’à la limite de mes forces le fanatisme et la misère, la sottise et le mensonge.

Je ne crains rien, pas même ce sommeil que l’on appelle la mort. J’espère supporter la souffrance avec l’aide des miens, je saurai subir ce qui doit être subi parce que c’est la loi commune.

J’aurai dégrossi la pierre, accompli ma tâche en bon ouvrier par l’équerre et le compas.

Quand je partirai, formez la Chaîne. Rien ne sera perdu de ce qui fut donné. Je resterai toujours parmi vous car je vous laisserai le meilleur de moi-même, oh fils de la lumière, mes frères.